RORY STEWART: STEP BY STEP

Liberation PortraitArticle first published in Libération by Sonia Delesalle-Stolpe on 22 April 2019.

On l’a attrapé entre deux psychodrames du Brexit, un vote crucial et un autre décisif. On l’a coincé entre une table couverte de Lego, un petit bonhomme disant tout juste «papa» et un assistant parlementaire chargé de photocopier des dizaines de pages. Rory Stewart est un marcheur au long cours, mais on l’a surtout vu courir. Après une rencontre un peu hâtive chez lui, au cœur de South Kensington, le chic quartier français de Londres, il a proposé de poursuivre l’entretien dans un taxi. Le chauffeur n’allait pas assez vite, alors on est descendus en route pour attraper le métro. Deux stations et trois questions plus tard, sa mince silhouette dégingandée dévorait les marches quatre à quatre pour rejoindre au plus vite la Chambre des Communes, où l’attendait «un très important débat».

On n’a pas eu le temps de lui en demander l’objet. On sait juste qu’il n’a pas à faire un discours sur les hérissons. Celui-là, il l’avait déjà prononcé, en 2015. D’abord en latin, puis en citant Aristote, Erasmus et Shakespeare, il avait disserté magnifiquement sur les hérissons, expliquant que c’était la première fois que le sujet était évoqué au Parlement depuis 1566 et laissant ses collègues députés scotchés sur leurs banquettes de cuir vert. Il était alors secrétaire d’Etat à l’Environnement. A 46 ans, il est aujourd’hui ministre des Prisons et n’a pas encore, à notre connaissance, discouru sur la vie du cafard.

Erudit, charmant, polyglotte et aventurier dans l’âme, Rory Stewart, adepte du «remain», détonne un peu à Westminster. Sur le papier, il dispose de tous les attributs du parfait parlementaire, au point que certains l’imaginent en futur Premier ministre. Fils de diplomate devenu diplomate lui-même, élevé dans les meilleurs pensionnats anglais, dont le très sélect Eton, puis étudiant à Oxford, enseignant à Harvard, sans oublier un détour par l’armée et un job de tuteur pour les jeunes princes William et Harry, il a tout du pur produit de l’establishment britannique. Il a été gouverneur adjoint de la coalition en Irak en 2003, en poste dans les Balkans, en Afghanistan, avant de devenir député conservateur de la circonscription de Penrith and The Border, à la frontière entre l’Angleterre et l’Ecosse. C’était écrit, il dit avoir «toujours vécu sur une frontière». Le domaine familial des Stewart est en Ecosse, mais en équilibre, entre les Highlands et les Lowlands, son père, Brian, grand diplomate et ancien espion en chef de Sa Majesté était écossais, sa mère, Sally, anglaise. «L’Afghanistan lui-même est une immense frontière entre l’Inde et l’Iran», dit-il. Il est né à Hongkong, alors encore colonie britannique, frontalière de la Chine, la grande passion de la vie de son père. Il a une sœur plus jeune de quatre ans, Fiona, trisomique, qui lui a appris «qu’il existe beaucoup de manières différentes d’être».

En 2002, il part à pied et traverse seul l’Afghanistan d’Herat à Kaboul pendant trente-deux jours, un voyage dont il tirera un livre, En Afghanistan, énorme succès au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. «Ma vie a été transformée par cette marche, en tant que diplomate, ça m’a montré le gouffre entre la réalité des villages et celle de la diplomatie. Ça a été le fondement de ma réflexion.» Il en a gardé un certain scepticisme vis-à-vis de la doctrine de l’interventionnisme. «On a échoué en Afghanistan, dans les Balkans. Je me suis dit peut-être qu’en Irak on tirerait les leçons du passé, mais non, pas vraiment.» Il parle du Sud-Soudan, qu’il connaît bien. «Si vous lisez les rapports, de l’ONU, de la Banque mondiale, vous lisez “gouvernance, responsabilité, durabilité” mais pas les mentions des tribus nuer et dinka et leur dispute ancestrale autour du bétail, pourtant le nœud du problème.»

De ses aventures, il a aussi tiré le constat «qu’il faut toujours parler à tout le monde». C’est ici qu’il détonne au sein d’un Parlement profondément polarisé. Il s’étonne de son pays «divisé en deux, en désaccord de manière tellement passionnelle, et si peu prêt à faire des compromis fondamentaux». Pourtant, poursuit-il, «une démocratie mature devrait montrer une volonté de compromis, qui n’est pas liée à une agilité intellectuelle, mais vient plus d’une empathie spirituelle». On lui demande si sa Première ministre, Theresa May, est dotée de cette «empathie spirituelle», il esquive gentiment.

En 2011, il est parti marcher le long du mur d’Hadrien, une autre «frontière», entre l’Ecosse et l’Angleterre. Cette fois-là, il n’était pas seul mais accompagné de son père, à l’aube de sa neuvième décennie. Il en a tiré un autre livre, les Marches,publié ce mois-ci chez Gallimard. Il est parti avec l’idée de «voir et sentir la texture du sol, ce qui se passe chez les gens, dans leur vie, derrière les portes des maisons, loin, tellement loin de Westminster». Pour son père, dit-il avec autodérision,«c’était sans doute plus une occasion de passer un peu de temps avec son fils». Tendrement, ils s’appellent respectivement «daddy» et «darling». Le livre, porté par un profond lyrisme, parle de ce qui construit ou pas une identité, un rapport à la terre. Et constate que, parfois, on s’y perd. «En Afghanistan, c’était plus facile de décrire la texture d’un village. Au Royaume-Uni, c’est bien plus compliqué, c’est une population atomisée, où le sens de la terre, de la tradition, s’est un peu perdu dans ce monde en mouvement constant.» Sa prescience, face aux tourments de l’âme britannique empêtrée ces trois dernières années dans une violente crise d’identité, est frappante. Le livre est sorti en anglais en 2016, l’année du référendum sur le Brexit. Il n’a rien à voir avec et pourtant, il dit beaucoup des déchirements à venir.

En 2015, son père s’est éteint dans ses bras, en dépit de ses efforts pour essayer de le ranimer. L’année précédente, il avait mis au monde son premier fils, l’ambulance n’était pas arrivée assez vite. En quelques mois, la vie et la mort, à vif entre ses mains. Depuis, il a eu un autre fils avec sa femme, Shoshana, une Américaine rencontrée en Afghanistan lorsqu’ils travaillaient ensemble dans une fondation créée sous l’égide du prince Charles pour préserver le vieux centre de Kaboul et aider la population locale. Il parle encore de son père. «Son héritage n’était pas quelque grande vision philosophique ou politique, mais un enjouement et un ravissement à agir.» Dans la rame de métro, on lui demande si le sac de nœuds du Brexit ne lui donne pas envie de s’enfuir très loin et d’aller marcher seul. Il répond sans réfléchir et avec un regard qui s’évade. «Oh oui ! Absolument !» Puis il nous adresse ce large sourire qui lui donne l’air d’un enfant de 8 ans et part en courant vers Westminster.

1973 Naissance à Hongkong.

2003 Gouverneur adjoint de la coalition en Irak.

2011 Marche avec son père le long du mur d’Hadrien.

Avril 2019 Les Marches (Gallimard).

 

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